«La force transformatrice de l'islam a été le hizmet»

Pour la sociologue Nilüfer Göle, l'engagement du Parti de la justice et du développement (AKP) en faveur du service public a fait de ce parti une force au sein de la Turquie laïque. «L’AKP ne se qualifie pas de parti idéologique, mais de parti de hizmet (de service public). Aussi, ce qui est essentiel ici, c’est ce passage de la dava (la cause) au hizmet (au service public)», a-t-elle déclaré à Monday Talk.

Quelle est la place de la religion dans le monde d’aujourd'hui, et spécialement après le Printemps arabe ?

Une des manières d'aborder la question, c'est de considérer qu’une vague d'islamisation a succédé à une vague de sécularisation. Lorsque la révolution islamique a eu lieu en Iran, les chercheurs en sciences sociales ont d’abord pensé que la laïcité avait été un échec. C’était dans les années 1980. Plus tard, ils ont soutenu la thèse que c’était l'islam politique qui avait échoué. Aujourd’hui, avec le Printemps arabe, l'islam prend de nouveau le pouvoir. Au milieu de tout cela, entre la révolution iranienne et le printemps arabe, il y a la voie turque. Certains pensent que c'est un modèle. La Turquie est issue d'une tradition laïque très forte, mais aussi d'une tradition parlementaire pluraliste. Depuis les années 1950, l'islam a ainsi pu être représenté au Parlement. Dans le cas de la Turquie, donc, nous ne pouvons ni parler d’un échec de la laïcité, ni évoquer l'islam en termes de mouvement de révolte ou de révolution. Après tout, l'AKP est un parti politique arrivé au pouvoir par le biais des urnes. Il n’a donc pas ce parfum révolutionnaire qu'on connaît dans les pays du Printemps arabe. L'expérience de l'AKP nous oblige aussi à penser la laïcité autrement. Dans cet espace qui sépare le religieux du séculier, on peut penser la laïcité non pas comme une force hégémonique qui marginalise totalement la religion, mais comme quelque chose qui permet à la religion d’exister dans la vie publique et la sphère politique, sans pour autant porter atteinte au pluralisme et au caractère laïc de l’Etat.

Pensez-vous qu'il existe des transformations en cours dans les pays à majorité musulmane ? Et comment seraient-elles vécues par les laïcs ?

Ils sont en train d’être transformés par le biais des partis politiques islamiques, par les partis [autrement dit] dont le référentiel s’appuie aussi sur l'islam. En Turquie, il y a vis-à-vis de cela un sentiment de vulnérabilité chez les laïcs. Ils craignent que leur mode de vie soit remis en question par une politique d'islam majoritaire. Il y a un très bon moyen de comprendre la politique et la démocratie : la règle de la majorité fait qu’on justifie tout selon la conception de la majorité. Quid alors des athées, des homosexuels, des non-musulmans, des féministes, de tous ceux qui ne cadrent pas avec la manière dont le gouvernement interprète l'islam ? La question à l'ère post-laïque est la suivante : peut-on concevoir la laïcité comme un moyen d’aider toutes ces personnes, et avec eux les musulmans, à vivre au sein d’une société plus pluraliste et plus tolérante ? Au lieu d’abandonner la laïcité, nous pouvons lui donner une nouvelle interprétation qui inclura les différents groupes sociaux, y compris les musulmans qui critiquent l'islam.

Vous avez dit lors de la conférence qu'il n'est pas évident de savoir comment qualifier exactement l’AKP : conservateur ou modéré ? Pourriez-vous préciser ce point ?

L'AKP a transformé ce que nous appelons le mouvement islamique en une nouvelle force politique. L'AKP est un mouvement qu’il n’est pas aisé de qualifier. Est-ce un parti religieux conservateur, est-ce un parti réformiste islamique ? A quel type de mouvement correspond-il ? Ce n'est pas de l'islam radical — certains diront que c’est le cas et qu'ils ont un agenda caché : c’est abusif ; je ne m’y arrêterai pas — mais c'est un mouvement politique qui puise certaines de ses références dans l’islam. Pour autant, vous ne pouvez pas dire que c'est un mouvement islamique. C'est un mouvement confessionnel, mais que nous ne pouvons pas considérer comme islamiste comme dans les années 1980. Il a de fait transformé le sens de l'islam politique. L’AKP ne se qualifie pas de parti idéologique, mais de parti de hizmet [de service public]. Aussi, ce qui est essentiel ici, c’est ce passage de la dava [la cause] au hizmet [au service public]. C’est peut-être là la voie royale pour comprendre la transformation de l’islam radical en une force politique dans le monde séculaire.

«Transformation de la dava en hizmet» : pourriez-vous développer ce point ?

La dava couvre idéologiquement toutes les sphères de la vie et tente de les remodeler conformément à l'islam ; c’est la charia, par exemple. Sa mise en œuvre serait verticale, de haut en bas, de manière à rendre la société conforme à l'islam. J’appellerais cela l'islam radical, un peu sur le modèle iranien. Il essaie d'avoir le contrôle sur la vie des gens. Alors que dans le cas de l'AKP, la notion de dava a été transformée en hizmet, en d'autres termes, [les membres du parti se sont concentrés sur la] manière de servir la communauté. Ils ont commencé avec les municipalités. N'oublions pas que c’est parce qu’ils ont remporté les élections locales qu’ils sont devenus populaires. Ils ont créé un bon système de gestion des déchets, des jardins remplis de tulipes, des parcs pour les enfants, et pas uniquement dans les quartiers huppés, etc. La force transformatrice de l'islam en politique a été le hizmet.

A cet égard, des questions éthiques ont été soulevées : certains se demandent si le hizmet ne serait pas utilisé politiquement par l’AKP.

La question est débattue en Turquie, notamment en rapport avec le mouvement Gülen. Ses membres utilisent également le concept de hizmet, mais hors de tout appareil politique. Il y existe aujourd’hui une critique de l'islam de type socialiste qui consiste à dire que la seule différence entre les musulmans et les capitalistes, c'est que les premiers font leurs ablutions. Toutes ces questions sont importantes parce que dans les démocraties les questions d’ordre éthique doivent être soulevées. Il y a tant de richesses créées par le capitalisme sans possibilité de retour vers le modèle social-démocrate que l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser. Ici aussi, les musulmans soulèvent des questions d’ordre éthique.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle on a vu apparaître en Turquie un groupe qui se désigne lui-même comme «anti-capitaliste musulman» et qui a participé aux récentes célébrations du 1er mai.

Je pense que c’est très important. Il est important qu’on puisse, au sein de la communauté musulmane, s'opposer, dans le domaine artistique ou à travers d'autres formes de création, de manière à contester la politique. La question n'est pas de savoir s'ils [les capitalistes musulmans] peuvent être compatibles avec la laïcité, le capitalisme et l'économie de marché. Ils le sont. Pour certains musulmans, ils sont même beaucoup trop compatibles, sans doute parce qu’ils font trop usage du pouvoir, et pas assez des ressources de l’éthique.

En Turquie, le camp laïc se sent toujours menacé.

Nous devrions aller au-delà du clivage entre laïcs et religieux. La polarisation idéologique entre Turquie laïque et Turquie religieuse n'a pas disparu, mais nous devrions regarder ce qui s'est passé depuis leur arrivée [l’arrivée de l’AKP] au pouvoir. Voyez les arts, la vie en ville, les festivals en Turquie ; je n’ai pas l’impression que les laïcs soient menacés. Ce qui est par contre problématique, c'est que nous n'ayons pas, sur le plan politique, d’alternative à l’AKP. Et cela pourrait générer de l'anxiété, ce qui est normal, car il devient de fait le seul pouvoir.

Pensez-vous que les religieux sont aussi obsédés par les kémalistes que ces derniers le sont par les religieux ?

Si en plus de l'obsession des laïcs pour les religieux, il y a une obsession des religieux pour les kémalistes, alors il n’y a aucun moyen qu’on s’en sorte. On sent cette tension en Turquie. La politique de la suspicion et de la peur rendent impossible la vie dans un pays démocratique. Durant les dix dernières années, les gens ont dit que la laïcité turque était une laïcité autoritaire. Ce n'est plus vrai aujourd’hui, parce que cet autoritarisme a été remis en question par l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Il a modifié le jeu du pouvoir entre l'armée et l'Etat, entre l'ancienne et la nouvelle élite. Le danger ou la menace que peuvent représenter pour une démocratie un parti politique d’orientation religieuse au pouvoir réside, premièrement, dans la règle de la majorité, et, deuxièmement, dans le fait d’avoir une police des mœurs dans la rue – à l’instar de la muhaberat ou police secrète – qui intimide les gens, par exemple les femmes en jupes, ou les hommes qui mangent durant Ramadan. C’est ce que fait le mouvement salafiste en Tunisie. En Iran après la révolution nous avons eu [de même] les Pasdaran [qui aidaient les mollahs au pouvoir]. Nous devons éviter ces deux grands dangers. Pour être un pays démocratique, notre sphère publique doit être autonome, tant en termes de liberté d'expression, de sorte qu’aucune police secrète ne puisse nous intimider – comme c’est le cas aujourd'hui en Turquie, où les journalistes ressentent une certaine forme d'oppression – [qu’en termes de liberté de croyance :] on doit avoir le droit de choisir sa religion et de ne pas suivre les règles ou la morale de la majorité.

Vous avez développé une autre idée, celle selon laquelle la Turquie est entrée dans l’ère du post-européanisme.

Oui, et cela va modifier la nature du dialogue entre la Turquie et le monde arabe. La Turquie a été présente dans la région durant les 10 dernières années au travers de ses activités commerciales, de la construction, de l'éducation… Il y a beaucoup d’échanges de part et d’autre. Débattre avec le monde arabe offre à la Turquie la possibilité de mieux se comprendre elle-même. Des questions telles que les droits des femmes et les crimes d'honneur peuvent ainsi être débattues avec les pays arabes. Comme disait le politologue Kemal Kirisci, la démocratie est quelque chose qui se corrige soi-même en permanence. La Turquie peut-elle espérer plus de stabilité et plus de démocratie ? Elle y œuvre en tout cas.

La Turquie est également en train de jouer le rôle d’acteur régional. Auparavant, comme vous l’avez rappelé, elle était l’alliée des puissances occidentales. Est-ce là un rôle plus difficile à tenir ?

C’est, bien entendu, plus difficile. Il y a beaucoup trop de pouvoirs en jeu. Il existe une vision pour un rôle plus proactif. Cette autonomie par rapport aux politiques et aux pouvoirs de facto constitue un pas important. Aujourd’hui la Turquie joue un rôle important eu égard [tout à la fois] à sa population, à son armée et à sa richesse. C'est beaucoup de responsabilité. Il y avait cette idée de zéro conflit avec les Etats voisins, qui est aujourd’hui mise à mal [par l’actualité]. La Turquie sera-t-elle une partie du problème, ou au contraire la solution ? La réponse dépendra de la capacité de la Turquie à assumer le rôle de médiateur.