L'école et l'enseignant

On peut regarder l'école comme un laboratoire qui offre un élixir prévenant ou guérissant les maux de la vie. Ceux qui ont la connaissance et la sagesse pour le préparer et l'administrer sont les enseignants.

Nous avons subi l'influence de la pensée contemporaine de l'Occident pendant plusieurs siècles. Si elle a de nombreux aspects supérieurs, elle a aussi des défauts qui proviennent surtout de la période historique qu'elle a traversée et des conditions uniques que cela a créé. Pendant le Moyen-Age, quand l'Europe vivait sous un régime théocratique dirigé par l'Eglise ou par des monarques désignés par l'Eglise, l'Occident entra en contact avec le monde islamique, surtout au travers de l'Andalousie et des Croisades. En plus d'autres facteurs, cela ouvrit la porte à la Renaissance et à des mouvements de Réforme. Grâce notamment à d'autres facteurs tels que le manque de terrain, la pauvreté, la nécessité de répondre à de nouveaux besoins et le fait que certaines nations insulaires comme la Grande-Bretagne étaient naturellement enclines à l'utilisation des moyens de transport maritimes, cela a aussi conduit à des découvertes géographiques au niveau mondial.

L'intention initiale de tous ces développements était de satisfaire des besoins matériels. Au fur et à mesure que les études scientifiques se sont développées en opposition à l'Eglise et à la scolastique médiévale chrétienne, les Européens se sont confrontés à un conflit entre la science et la religion.[1] C'est à partir de là que la religion se sépara de la science et que beaucoup de gens s'éloignèrent de la religion. Ce développement finit par conduire au matérialisme et au communisme. Dans la géographie sociale, l'humanité faisait face aux éléments les plus marquants de l'histoire occidentale: l'exploitation mondiale, les éternels conflits d'intérêts, les deux guerres mondiales et la division du monde en plusieurs blocs.

L'Occident a mis le monde sous son contrôle économique et militaire pendant plusieurs siècles. Son conflit science/religion a occupé nombres de cercles d'intellectuels lors de ces derniers siècles. Le courant des «Lumières» qui a commencé au XVIIIe siècle voyait les êtres humains uniquement comme des esprits. Suite à cela, les mouvements positivistes et matérialistes les regardèrent comme de simples entités physiques. En conséquence, des crises spirituelles émergèrent et se succédèrent. Et nous n'exagérons pas en disant que ces crises et l'absence de satisfaction spirituelle ont été des facteurs importants derrière les conflits d'intérêts qui couvrirent les deux derniers siècles et qui atteignirent le paroxysme dans les deux guerres mondiales.

En tant que détenteurs d'un système de croyance avec une essence et une histoire différentes, nous avons certaines choses essentielles à offrir à l'Occident - avec lequel nous entretenons de profondes relations économiques, sociales et même militaires - et à l'humanité en général. A la tête de toutes ces choses se trouvent notre compréhension et notre vision de l'humanité. Cette vision n'est pas seulement la nôtre et n'est pas subjective. Au contraire, c'est une vision objective qui met en avant ce que nous sommes vraiment.

L'être humain n'est pas une créature composée uniquement d'un corps ou d'un esprit ou de sentiments ou d'une âme, mais il est plutôt une composition harmonieuse de tous ces éléments. Chacun de nous est un corps qui se contorsionne en tous sens dans un filet de besoins, ainsi qu'un esprit qui a d'autres besoins plus subtiles que le corps, qui est poussé par de grandes inquiétudes concernant le passé et le futur et qui essaie de trouver des réponses aux questions: «que suis-je? qu'est le monde? qu'attendent la vie et la mort de moi? qui m'a envoyé dans ce monde et dans quel but? quelle est ma destination et quel est le but de la vie? qui est mon guide dans ce voyage terrestre?»

De plus, l'être humain étant une créature dotée de sentiments, il ne peut être satisfait par la raison seule. Il est aussi une créature ayant une âme à travers laquelle il acquiert l'essence de son identité humaine. Chaque individu est tout cela à la fois. Quand un homme ou une femme, autour de qui tournent tous les efforts et tous les systèmes, sera considéré et évalué comme une créature dotée de tous ces aspects, et quand tous nos besoins seront satisfaits, nous atteindrons alors le vrai bonheur. Ici, on voit bien que le vrai développement et progrès humain qui se rapportent à l'essence de notre être ne sont possibles qu'avec l'éducation.

Pour mieux saisir l'importance de l'éducation, regardons ne serait-ce qu'une différence entre l'homme et l'animal. Notre voyage commence dans le monde des esprits - qui s'étend jusqu'à l'éternité - et passe par la phase terrestre qui s'annonce avec notre naissance. Une fois nés, nous sommes faibles, nécessiteux et dans la misérable position d'avoir à dépendre complètement des autres.

Cependant, les animaux viennent au monde ou y sont envoyés comme s'ils avaient gagné la perfection dans un autre royaume. En l'espace de deux heures, deux jours ou deux mois après leur naissance, ils apprennent tout ce qu'ils ont besoin de savoir, leur relation avec l'univers et les lois de la vie, et maîtrisent rapidement tout ce qui leur est nécessaire pour pouvoir vivre et se débrouiller seuls. Quant à nous, il nous faut vingt années pour obtenir le niveau qu'un moineau ou une abeille atteint en vingt jours; ou pour être plus précis, qu'ils sont amenés à atteindre grâce à l'inspiration divine. Cela implique que le devoir essentiel d'un animal n'est pas de chercher la perfection par le biais de l'apprentissage et du développement en acquérant le savoir, ni de montrer sa faiblesse et son dénuement afin de recevoir de l'aide. Son devoir est de travailler en fonction de ses capacités innées et ainsi de servir activement son Créateur.

Par contre, nous devons tout apprendre quand nous venons au monde, car nous sommes ignorants des règles de la vie. En fait, au bout de vingt années, si ce n'est de toute une vie, nous ne pouvons toujours pas pleinement comprendre la nature et le sens des règles et des conditions de la vie ou de notre rapport avec l'univers. Nous sommes envoyés ici sous une forme très faible et vulnérable. Par exemple, nous ne pouvons tenir sur nos jambes qu'après un ou deux ans. De plus, il nous faut presque toute une vie pour apprendre ce qui est vraiment dans notre intérêt et ce qui ne l'est pas. Ce n'est qu'avec le secours de la vie en société que nous arrivons à distinguer le bien du mal.

Cela veut dire que notre devoir essentiel, en tant que créature qui passe par cette auberge d'accueil avec une nature pure, est d'atteindre la stabilité et la clarté dans la pensée, l'imagination et la croyance afin que nous puissions acquérir une «seconde nature» et être qualifiés pour continuer notre vie dans le «royaume suivant qui est beaucoup plus élevé». En outre, en accomplissant nos devoirs de serviteurs, nous devons activer notre cœur, notre esprit et toutes nos facultés innées. En embrassant notre monde intérieur et extérieur, où résident d'innombrables mystères et énigmes, nous devons comprendre le secret de l'existence et ainsi nous élever au rang de la vraie humanité.

Le conflit science/religion et son produit, le matérialisme, ont considéré la nature, de même que l'humanité, comme un amas de matériaux créés seulement pour satisfaire des besoins physiques. En conséquence, nous vivons aujourd'hui un désastre écologique au niveau planétaire.

Réfléchissons un peu: un livre est la manifestation matérielle, par des mots, de son existence «spirituelle» dans l'esprit de l'écrivain. Il n'y a pas de conflit entre ces deux moyens d'exprimer la même vérité et le même contenu dans deux «mondes» différents. De même, un bâtiment a une existence spirituelle dans l'esprit de l'architecte ainsi qu'une «destinée» ou «prédétermination» sous la forme d'un plan. Aussi le bâtiment a-t-il une existence matérielle sous la forme concrète d'un édifice. Il n'y a pas de conflit entre les différents moyens d'exprimer un même sens, un même contenu et une même vérité par trois mondes différents. Y rechercher un quelconque conflit serait une pure perte de temps.

Pareillement, il ne peut y avoir de conflit entre le Coran, l'Ecriture Divine (venant de l'Attribut Divin de la Parole), l'univers (venant des Attributs de Pouvoir et de Volonté) et les sciences qui les étudient. L'univers est un puissant Coran qui dérive des Attributs Divins de Pouvoir et de Volonté. Dit autrement, si le terme convient, l'univers est un immense Coran créé. En retour, étant une expression sous une différente forme des lois de l'univers, le Coran est un univers qui a été codifié et mis sur papier. Donc, dans son sens réel, la religion n'attaque ni ne limite les sciences et le travail scientifique.

La religion guide les sciences, détermine leur vrai but et met en avant la moralité et les valeurs humaines universelles pour les guider. Si cette vérité avait été comprise en Occident et si ce rapport entre la religion et le savoir avait été découvert, les choses auraient été différentes. La science n'aurait pas apporté plus de torts que de bienfaits, et elle n'aurait pas ouvert la voie à la production de bombes et d'autres armes meurtrières.

Certains prétendent aujourd'hui que la religion entraîne la division et ouvre la voie aux tueries. Pourtant, il est indéniable que la religion, et l'islam en particulier, n'est en rien responsable de ces derniers siècles d'exploitation sans merci, ni des guerres et des révolutions du XXe siècle qui ont tué des centaines de millions de vies et ont laissé place à d'autant plus de veuves, d'orphelins, de blessés et de sans abris. Le matérialisme scientifique, une vision de la vie et du monde qui a rompu avec la religion, et les conflits d'intérêts ont provoqué une telle exploitation.

Il y a aussi la question de la pollution de l'environnement, qui est due au matérialisme scientifique et qui est une particularité de la pensée occidentale moderne. A la base de la menace globale de pollution réside la compréhension, provoquée par l'incroyance scientifique, que la nature est un amas de choses qui n'ont d'autres valeurs que de satisfaire les besoins physiques. En fait, la nature est beaucoup plus qu'un monceau de matériaux ou d'objets: elle a quelque chose de sacré, car c'est une arène où les Beaux Noms de Dieu sont exhibés.

La nature est un étalage de beauté et de sens qui expose des significations si profondes et si vastes sous la forme d'arbres qui prennent racines, de fleurs qui s'épanouissent, de fruits qui produisent un goût et un arôme uniques, de pluie, de ruisseaux qui coulent, de l'air inspiré et expiré, et du sol qui sert de nourrice à d'innombrables créatures. Ainsi, l'esprit et le cœur d'une personne deviennent comme un rayon de miel avec le nectar que la nature présente à notre esprit, lequel vole autour tel une abeille, et à notre jugement et notre faculté de contemplation. Seul le miel de la foi, de la vertu, de l'amour de l'humanité et de toutes les créatures par amour pour le Créateur, de l'entraide, du sacrifice de soi afin de permettre aux autres de vivre, et du service à toute la création s'écoule de ce même rayon de miel.

Selon la formule de Bediüzzaman [Said Nursi], l'éducation est à la fois l'illumination de l'esprit par le savoir et les sciences, et du cœur par la foi et la vertu. Cette perception, qui élève l'étudiant vers les cieux de l'humanité avec ces deux ailes, et l'incite à chercher l'agrément de Dieu en aidant autrui, a beaucoup de choses à offrir. Elle sauve la science du matérialisme et l'empêche de devenir un facteur pouvant être matériellement et spirituellement aussi nuisible que bénéfique. Aussi l'empêche-t-elle de devenir une arme meurtrière. Une telle compréhension, selon les termes d'Einstein, ne permettra pas à la religion d'être boiteuse. Elle ne lui permettra pas non plus d'être perçue comme coupée de l'intelligence, de la vie et des vérités scientifiques ou comme une institution fanatique qui construit des murs entre les individus et les nations.


[1] Cette opposition était due à deux facteurs: l'Eglise catholique refusait d'accepter les nouveaux concepts et découvertes scientifiques, et la classe moyenne qui émergeait voulait se libérer de la discipline religieuse.