Fethullah Gülen, la confrérie qui envoûte la Turquie

Proche du gouvernement, ce réseau musulman est accusé de noyauter l'administration. Son fondateur, Fethullah Gülen, se défend de toute arrière-pensée politique.

Piscine, laboratoire de sciences dernier cri, jeux d'échecs et cours d'anglais intensifs, salle de musique dotée d'un piano par élève... Le standing du collège Coskun, 8 000 eur l'année, a de quoi faire pâlir d'envie les établissements publics turcs. Le buste d'Atatürk, le fondateur de la République, y est de rigueur comme dans toutes les écoles du pays. Trouver un portrait de Rumi, grand mystique soufi du XIII e siècle, dans l'escalier principal de cette bâtisse moderne, est plus inattendu. «Rumi est l'exemple parfait de la tolérance, une valeur essentielle», explique Irfan Eyiol, principal-adjoint. Hormis les deux heures d'instruction religieuse obligatoire, conformément au programme national, il s'agit de la seule référence à l'islam. Mais en inscrivant leurs enfants dans cette école d'Istanbul très bien cotée, les parents ne recherchent pas que l'excellence scolaire. «Notre singularité repose sur l'investissement de nos professeurs pour que les élèves réussissent, expose fièrement Irfan Eyiol. Et ils montrent l'exemple: ils ne fument pas, ils ne boivent pas d'alcool, transmettent le goût de l'effort, le respect des autres et de la discipline.»

Un Khomeyni turc

Coskun dépend du réseau musulman le plus puissant du monde, selon de nombreux spécialistes des courants islamiques. Il est dirigé par des fidèles du mouvement de Fethullah Gülen, dont le premier commandement est: «Construisez des écoles plutôt que des mosquées.» À l'étranger, cet imam turc exilé aux États-Unis, qui a rencontré Jean-Paul II au Vatican et s'entretient régulièrement avec des rabbins, est connu pour son engagement en faveur du dialogue interreligieux. En Turquie, ses adversaires les plus virulents voient en lui un Khomeyni turc dont le dessein est d'islamiser la société et de placer ses fidèles dans tous les rouages de l'État. Depuis sa retraite en Pennsylvanie, cet homme de 69 ans à l'allure modeste et à la santé chancelante a-t-il noyauté les institutions? Jusqu'où l'ombre du prêcheur s'étend-elle sur la vie politique turque? Dans un pays friand de théories du complot, évaluer son influence réelle reste un exercice périlleux. La tendance de la communauté à entretenir le secret, héritée de décennies d'hostilité de la République laïque contre les confréries, complique la tâche.

À la tête d'un réseau qui compte des centaines d'écoles, du Pérou au Nigeria en passant par Villeneuve-Saint-Georges, les fidèles de Fethullah Gülen ont gagné le surnom de «Jésuites de l'islam» . Ils dirigent aussi un empire médiatique – dont le très influent quotidien turc Zaman -, sont à la tête d'une banque et d'une prospère association patronale... Les «fethullahci» ou «gülenistes», seraient cinq millions en Turquie et à l'étranger. «La priorité du mouvement n'est plus de former de bons musulmans pieux, elle est politique, assure Hakan Yavuz, enseignant de sciences politiques à l'université de l'Utah, l'un des rares à avoir étudié la sphère Gülen. Le pouvoir qu'ils ont aujourd'hui m'effraie car il n'y a rien pour le contrebalancer.» Les proches de Gülen nient toute ambition politique. «Voir un fethullahci sous chaque pierre, c'est de la paranoïa», rétorque Hüseyin Gülerce, éditorialiste à Zaman qui rentre tout juste d'un séjour auprès de «Hoca efendi» – «vénérable maître» -, comme l'appellent ses sympathisants.

Fils d'imam, Gülen est né en 1941 dans un village de l'est de la Turquie, dans une Anatolie imprégnée de valeurs confrériques. Il s'inscrit dans le courant Nurcu, initié par Saïd Nursi, penseur musulman né à la fin du XIX e siècle et qui a interprété le Coran en prenant en compte les exigences de la vie moderne. Fethullah Gülen défend cette compatibilité et sa notoriété n'a cessé de croître au fil de ses prêches. Dans les années 1980 et 1990, Süleyman Demirel et Turgut Özal, anciens chefs d'État, viennent écouter les envolées mystiques de cet orateur hors pair, qui pleure en évoquant l'amour divin. Mais l'atmosphère se gâte en 1999 lorsque les médias proches des militaires relaient une campagne féroce contre lui. Gülen s'exile aux États-Unis. La justice turque ne l'acquittera qu'en 2008. Entre-temps, il a été accusé de comploter pour détruire la République et instaurer l'ordre islamique en Turquie. «Le but du mouvement n'est pas la charia, souligne Hakan Yavuz, mais de former un État conservateur et de faire de la Turquie une puissance régionale porteuse de sa vision de l'islam.»

Campagnes de diffamation

Dans le quotidien Zaman («Le Temps») ou sur la chaîne de télé Samanyolu («La Voix lactée»), la diplomatie teintée de nostalgie ottomane conduite par le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, est appréciée. La modération du président Abdullah Gül également. Le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, est davantage critiqué. «Sa personnalité est jugée trop autoritaire, son interprétation de l'islam trop traditionnelle», dit un connaisseur.

Gülen, l'imam qui croit aux anges et défend les théories créationnistes, reste le cauchemar de l'élite laïque turque. Pour celle-ci, les condamnations du terrorisme par Gülen, son apologie de la non-violence ou son soutien ferme à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne ne sont qu'un stratagème pour dissimuler des intentions moins avouables.

Depuis des mois, les islamo-conservateurs au gouvernement (AKP, Parti de la justice et du développement) et l'establishment militaro-kémaliste se livrent une guerre sans pitié pour le pouvoir. La vieille garde est en train d'être laminée. Or les mésaventures d'un chef de la police, auteur d'un livre en tête des ventes depuis la rentrée, donnent du grain à moudre à ceux qui croient que le groupe religieux est le principal instigateur de ce travail de sape. Dans son ouvrage, Hanefi Avci, ancien responsable des services de lutte contre le crime organisé, y accuse les gülenistes d'avoir noyauté les services de police et du renseignement intérieur, d'avoir instauré un climat de peur en pratiquant des écoutes illégales ou encore d'éliminer les adversaires du mouvement en menant des campagnes de diffamation. Il leur impute aussi la responsabilité des procès retentissants qui ont profondément affaibli l'armée depuis deux ans. Selon le policier, les gülenistes auraient fabriqué de faux documents impliquant des officiers et des civils dans des complots imaginaires présentés comme des tentatives de renversement du gouvernement d'Erdogan. Son arrestation, fin septembre, pour collusion avec une organisation terroriste d'extrême gauche a encore renforcé les divisions. Avci se dit victime «d'un complot» de l'organisation. Sans forcément approuver ses thèses, nombre d'observateurs s'inquiètent de son arrestation. Même Mustafa Akyol, un éditorialiste connu pour ses sympathies envers Fethullah Gülen, se dit «alarmé»: «Nous avons, hélas, eu assez de maccarthysme contre les religieux dans ce pays, n'en faisons pas dans l'autre sens.»

Le réseau Gülen serait-il le nouvel «État profond» en Turquie? Autrefois dominé par l'armée avec des ramifications mafieuses, cet État parallèle spécialisé dans les basses oeuvres à des fins idéologiques et qui influençait la justice, est-il en train de changer de mains? «Être dominant dans des services de l'État ne veut pas non plus dire les contrôler, précise Gareth Jenkins, spécialiste de l'islam politique turc. Mais leur influence se renforce considérablement au sein de l'appareil judiciaire. Un climat de peur règne. Et comme il est difficile de savoir exactement qui est qui, ça alimente les fantasmes.» Faire la différence entre un sympathisant de la cause et un activiste est impossible. Les rumeurs visent le directeur des services secrets ainsi que de nouveaux membres du Conseil de l'enseignement supérieur, qui vient de libéraliser le port du voile dans les universités, ou certains ministres. «Encourager les citoyens à trouver un travail dans les administrations n'est pas de l'infiltration», a déclaré le leader religieux en précisant que ses adeptes avaient «le droit» de travailler au sein de l'armée ou aux Affaires étrangères.

Son aura auprès du gouvernement est palpable. À Istanbul, le ministre de la Justice, Sadullah Ergin, a rencontré les correspondants de presse étrangers à l'initiative de la Fondation des journalistes et des écrivains, un satellite du mouvement. Après l'assaut contre le ferry Mavi Marmara en route pour Gaza, au cours duquel neuf militants turcs furent tués le 31 mai, Recep Tayyip Erdogan et ses ministres n'avaient pas de mots assez durs contre Israël. Mais Gülen a laissé tout le monde sans voix en condamnant l'opération montée par une organisation islamiste turque. Arguant que si le but de la flottille était humanitaire et non pas belliqueux, l'ONG aurait dû négocier avec Tel-Aviv. Le vice-premier ministre, Bülent Arinç a déclaré que «hoca efendi» avait dit «la vérité, comme toujours» . En septembre, à la veille d'un référendum sur une réforme constitutionnelle portée par Erdogan, Fethullah Gülen s'est positionné et a appelé à approuver les réformes. L'opposition kémaliste a crié au scandale, estimant qu'il avait contribué à la victoire du oui. Dans un discours, le chef du gouvernement l'a remercié...

Pour Mehmet Ali Birand, observateur de la vie politique depuis des décennies, ces derniers événements contribuent à renforcer «la légende» d'une communauté omnipotente, alimentée par le comportement de certains de ses membres. Il la met en garde contre le risque que les vents tournent et que, victime de son succès, la confrérie ne soit victime d'une nouvelle «chasse aux sorcières» . d'une communauté omnipotente, alimentée par le comportement de certains de ses membres. Il la met en garde contre le risque que les vents tournent et que, victime de son succès, la confrérie ne soit victime d'une nouvelle

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