Fethullah Gülen : « Si les accusations sont établies, je m’engage à retourner en Turquie »
Le soir du 15 juillet, la Turquie a connu la plus grande catastrophe de son histoire récente : le pire acte terroriste perpétré sur son sol. Le peuple, qui pensait que l’ère des interventions militaires était définitivement close, a pris son courage à deux mains et s’est dressé contre la rébellion pour sauvegarder la démocratie. J’ai moi-même condamné dans les termes les plus fermes la tentative de coup d’Etat.
Malheureusement, vingt minutes à peine après le soulèvement, et alors que les têtes du coup de force n’étaient pas encore identifiées, [le président turc] Recep Tayyip Erdogan m’a désigné comme le responsable.
La célérité avec laquelle le coupable a été annoncé, alors même qu’aucun détail, aucune motivation n’avaient pu être encore trouvés, suscite des interrogations. L’accusation ne pouvait pas tomber plus mal pour quelqu’un comme moi, qui ai été victime de tous les coups d’Etat depuis cinquante ans. Je rejette catégoriquement toutes les accusations qui sont portées contre moi.
Depuis dix-sept ans, je vis reclus dans un petit village aux Etats-Unis. Prétendre que j’ai pu, à 10 000 kilomètres de distance, pousser l’armée à mener un putsch contre son gouvernement est une diffamation.
D’ailleurs, l’accusation n’a pas été prise au sérieux par l’opinion mondiale. En revanche, si des militaires qui se disent sympathisants du Hizmet [« Service », le mouvement de Fethullah Gülen] ont trempé dans cette conjuration, je le dis sans aucun état d’âme, ce sont des félons qui ont ébranlé l’unité et l’intégrité du pays, des individus qui ont trahi mon idéal et qui ont fait des centaines de milliers de victimes.
Un procès équitable
Si d’aucuns ont été sous l’influence du penchant interventionniste de l’armée et ont préféré piétiner les valeurs du Hizmet au nom de ce réflexe – ce que je ne pense pas – leurs fautes ne peuvent être imputées à tous les sympathisants du mouvement. Que Dieu les punisse.
Personne, ni moi ni un autre, n’est au-dessus du droit. Je souhaite que tous les coupables, quelle que soit leur affiliation, soient condamnés aux peines qu’ils méritent dans le cadre d’un procès équitable.
Mais, depuis octobre 2014, le système judiciaire est sous la tutelle du pouvoir. La probabilité d’obtenir un procès équitable est donc quasi nulle. C’est la raison pour laquelle j’ai appelé à la création d’une commission internationale et annoncé que j’accepterais ses conclusions.
Malheureusement, le pouvoir a préféré incriminer et punir collectivement les centaines de milliers de sympathisants du Hizmet. Des sympathisants qui, depuis cinquante ans, n’ont pas été associés une seule fois à des actes de violence.
Malgré la « chasse aux sorcières », pour reprendre l’expression que M. Erdogan a lui-même employée, il ne leur est pas venu à l’idée de manifester pacifiquement dans la rue et d’affronter les forces de l’ordre. Face aux discours de haine et à la répression féroce, ils n’ont fait que recourir au droit et tenter, de manière légitime, de s’opposer aux dérives du régime.
Discours de haine
Depuis trois ans, tout l’appareil d’Etat est mobilisé pour dénicher ce que M. Erdogan appelle la « structure parallèle » à la tête de laquelle je me trouverais. En décembre 2013, lorsque des affaires de corruption avaient éclaté au grand jour, le pouvoir avait déjà parlé d’un coup d’Etat. Depuis, 4 000 personnes ont été arrêtées, des dizaines de milliers d’autres ont perdu leur emploi, des centaines d’entreprises et d’associations ont été confisquées.
Résultat : aucune preuve n’a été trouvée. Celui qui, en mai 2013, voyait la perspective de me rencontrer comme une « bénédiction du Ciel » en est arrivé à employer un discours de haine et à traiter les sympathisants du mouvement de « vampires », de « sangsues » et de « membres de la secte des Assassins » [une branche de l’islam chiite].
L’offensive a pris une ampleur insupportable depuis la tentative de coup d’Etat. Le pouvoir turc s’est lancé dans une surenchère verbale, usant et abusant d’un vocabulaire biologique pour me dénigrer et stigmatiser les personnes qui se sentent proches de mon idéal.
Nous sommes des « virus » et des « cellules cancéreuses » qu’il faut éradiquer. Toute une rhétorique de déshumanisation a été mise sur pied contre des centaines de milliers de personnes qui ont soutenu les structures et associations créées avec l’encouragement du Hizmet.
Un régime civil autocratique
Les biens sont confisqués, les comptes sont bloqués, les passeports sont annulés. Victimes d’une « chasse aux sorcières », des centaines de milliers d’individus vivent un véritable drame humanitaire. Près de 90 000 personnes ont perdu leur emploi, 21 000 professeurs se sont vu retirer leur autorisation d’enseigner.
Que souhaite le gouvernement ? Affamer ces gens qui ne peuvent plus exercer leur métier et qui sont frappés d’une interdiction de sortie du territoire ? Quelle est alors la différence avec les mesures prégénocidaires de l’histoire européenne ?
J’ai vécu tous les putschs que la Turquie a connus. J’ai été emprisonné après l’intervention du 12 mars 1971. J’ai fait l’objet d’un mandat d’arrêt et j’ai vécu dans la clandestinité pendant six ans après le putsch du 12 septembre 1980. J’ai été accusé d’« entreprise terroriste individuelle » après le coup d’Etat du 28 février 1997 et la peine de mort a été requise contre moi. Mais j’ai été blanchi par la justice dans tous ces procès. Bref, harcelé hier par des régimes militaires autoritaires, je le suis aujourd’hui par un régime civil autocratique.
Par le passé, j’ai entretenu une amitié aussi bien avec le libéral Turgut Özal – premier ministre de 1983 à 1989 et président de la République de 1989 à 1993 – qu’avec le conservateur Süleyman Demirel – président de la République de 1993 à 2000 – et même le social-démocrate Bülent Ecevit – premier ministre de 1999 à 2002.
J’ai apporté mon soutien à toutes leurs politiques. Ils m’ont toujours porté une estime du fait de l’importance qu’accordait le Hizmet à l’éducation et à la paix sociale. Bien que j’aie toujours été réservé vis-à-vis de l’islam politique, j’ai également soutenu M. Erdogan et l’AKP [le parti islamo-conservateur de M. Erdogan] dans les débuts, lorsque de grandes réformes démocratiques ont été lancées.
Propagande sans pareil
Je me suis opposé toute ma vie aux interventions militaires. Lorsque j’ai déclaré, il y a vingt-deux ans, que la démocratie et la laïcité n’étaient pas négociables, j’ai été abondamment critiqué par les partisans de l’islam politique proches du pouvoir.
Je reste fidèle à cette position. Plus de 70 livres qui regroupent mes prêches et mes écrits depuis quarante ans peuvent être consultés. On n’y trouvera aucune référence aux coups d’Etat. Au contraire, on verra que je me suis employé à défendre les valeurs humaines universelles qui constituent le fondement de la démocratie.
Malheureusement, dans un contexte où la presse d’opposition a été soit interdite soit domestiquée, une grande partie du peuple turc, soumis à une propagande sans pareil, a été convaincue que j’étais derrière la tentative de coup d’Etat. Or, ceux qui, à l’étranger, ont l’occasion d’avoir une approche plus objective, ne voient qu’une chose : une chasse aux sorcières destinée à renforcer le régime.
Ce qui importe, ce n’est pas ce que pense la majorité, c’est la vérité qui sortira d’un procès équitable. Cette tentative de coup d’Etat est l’occasion pour le pouvoir turc de prouver toutes les allégations qui sont dirigées contre moi. Mais, depuis octobre 2014, avec la mainmise du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire, nous n’avons plus les moyens de nous défendre pour clamer notre innocence. Or, confrontés à de telles accusations, les sympathisants du Hizmet et moi-même devrions avoir le droit de nous défendre.
Je lance un appel au pouvoir turc et je lui promets une collaboration totale. Je demande qu’une commission internationale indépendante mène les investigations sur cette tentative de coup d’Etat. Si le dixième des accusations dirigées contre moi sont établies, je m’engage à retourner en Turquie et à subir la peine la plus lourde.
Bien que des centaines de gouvernements, d’agences de renseignement, d’universitaires, d’associations de la société civile du monde entier suivent le mouvement depuis plus de vingt-cinq ans, aucune illégalité n’a été jusqu’alors établie.
Aucune preuve
La principale particularité du Hizmet est de ne pas prétendre au pouvoir. Il se focalise sur les problèmes sociaux qui menacent l’avenir des peuples. Dans un contexte où l’islam est devenu synonyme de terreur, il veut faire émerger des générations bien éduquées, ouvertes au dialogue, qui contribuent activement au bien de la communauté. Ceux qui partagent mon idéal ont enjambé les continents et ouvert des écoles, des hôpitaux, des associations humanitaires dans 160 pays.
En France et dans les pays francophones, j’ai encouragé les membres du Hizmet à lutter contre les groupes radicaux et à épauler les autorités politiques dans ce combat. Je n’ai voulu qu’une seule chose : que les musulmans deviennent des individus dotés d’une libre volonté, qu’ils soient synonymes de paix, qu’ils ne soient pas vus comme des gens qui causent des problèmes. Au prix de nombreuses menaces, j’ai condamné les groupes comme Al-Qaida et l’organisation Etat islamique, qui salissent l’islam par leurs actes terroristes.
Et c’est à ces ambassadeurs de la paix que le gouvernement turc a imputé la tentative de putsch. Il est allé jusqu’à les dénoncer et demander l’interdiction de leurs écoles dans le monde entier. J’appelle ces gouvernements à ignorer ces accusations sans fondement et à rejeter ces requêtes irrationnelles.
Car les structures que le pouvoir a fermées en Turquie sont des écoles, des hôpitaux, des associations humanitaires. Les dizaines de milliers de personnes qui ont été placées en garde à vue sont des enseignants, des entrepreneurs, des médecins, des universitaires et des journalistes. Aucune preuve n’a été trouvée pour accuser ces dizaines de milliers d’individus d’apologie de coup d’Etat ou d’un quelconque acte de violence.
Intimider la société civile
Je ne comprends pas le lien qu’il peut y avoir entre un coup d’Etat et le fait d’incendier un centre culturel en France, de prendre en otage les membres de la famille quand on ne trouve pas la personne recherchée, de placer en garde à vue des journalistes âgés et malades, de fermer trente-cinq hôpitaux et une ONG, d’évincer tous les doyens de facultés, etc. Il faut ajouter à cela, le rapport d’Amnesty International qui évoque des cas de torture.
Le pouvoir turc, sous des dehors de lutte contre le Hizmet, essaie d’évincer tous ceux qui refusent de lui prêter allégeance et d’intimider la société civile qui oserait protester.
La date du 15 juillet correspond, sans conteste, à un événement historique, car elle symbolise la résistance du peuple contre une intervention antidémocratique dirigée contre un gouvernement sorti des urnes.
Mais l’échec du coup d’Etat n’est pas suffisant pour parler d’une victoire de la démocratie. Ni la domination de la minorité, ni celle de la majorité, ni l’autoritarisme élu, ne représentent la vraie démocratie. Celle-ci n’existe pas sans l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs, la liberté d’expression et les droits fondamentaux.
Si la Turquie veut prospérer, elle n’a qu’une seule solution : l’approfondissement de la culture démocratique et de la conception étatique fondée sur le mérite. Ni un coup d’Etat ni un régime civil autocratique ne représentent un remède. La réelle victoire pour la Turquie passera par la restauration de ces valeurs fondamentales.
Fethullah Gülen est un intellectuel, prédicateur et fondateur du mouvement turc Gülen (Hizmet). Le président turc Recep Tayyip Erdogan l’a accusé d’être l’instigateur du putsch manqué du 15 juillet.
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