Ce que n’est pas le mouvement Gülen...
Nébuleuse islamiste, organisation louche, communauté crypto-sioniste, Opus Dei turc et dernièrement secte des Assassins... Voici les quelques expressions qui fleurissent ici et là pour définir ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement Gülen alias «Hizmet», littéralement «service» en turc.
L’affaire de corruption en Turquie a attiré la lumière sur ce groupe, accusé d’avoir infiltré la fonction publique et d’être à l’origine des procédures judiciaires pour nuire au Premier ministre. Comme dirait Talleyrand, « si cela va sans dire, cela ira encore mieux en le disant ».
Une chose est au moins certaine, Fethullah Gülen est un musulman sunnite. Originaire d’Erzurum, né en 1941 mais ayant prêché à Izmir de longues années, ce dernier vit actuellement en Pennsylvanie depuis 1999. Penseur musulman influent, il avait lancé un mouvement de bienfaisance dans les années 1970.
Mouvement qui a connu un déploiement sans pareil dans les quatre coins du monde. Depuis, il ne cesse d’intriguer. La presse française qui essaie de couvrir l’affaire de corruption y perd souvent son latin lorsqu’il faut donner un nom à ce mouvement.
Topo sur les nuances qui s'imposent.
1) Le Hizmet n'est pas une secte
Sur le plan juridique, une secte se caractérise, selon la très officielle Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), «par la mise en œuvre (…) de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société». Autrement dit, une secte implique un gourou, une victime et une supercherie. Bref, très souvent des disputes qui finissent devant le juge. Or le Hizmet attire des millions de sympathisants qui n'éprouvent qu'un respect et non une adoration pour Gülen. Nul bulletin d'adhésion n'est requis. Et nul cas de rupture familiale, d'exploitation matérielle voire de lavage de cerveau n'a jamais été signalé.
Sur le plan sociologique, une secte est un courant minoritaire au sein d'une religion donnée. Il s'agit moins d'une question de doctrine que d'une question d’extériorisation de la pratique. L'excentricité ou la nouveauté sont souvent revendiquées. Or Fethullah Gülen s'inscrit très clairement dans le sunnisme, il ne demande ni vêtement distinctif ni pratique sectaire. Tous ses discours sont enregistrés et accessibles sur le site www.herkul.org.
2) Le Hizmet n’est pas une confrérie
Dans un article de 2001 sur les confréries (tarikat) en Turquie, Nicolas Trépanier, écrit : «Tarikat est un mot turc, d’origine arabe, qui désigne les confréries soufies. Une tarikat a deux caractéristiques essentielles : elle vise à établir une certaine pratique mystique basée sur l’islam, pratique partagée par tous ses membres ; elle se propose par ailleurs de structurer de façon très précise et hiérarchique les relations entre ceux-ci».
Dans une confrérie donc, un «cheikh» regroupe autour de lui des disciples pour un exercice particulier : la purification du cœur, l'éducation de l'âme (nefs). Cela passe par la méditation (tefekkür), les litanies répétitives (zikir) et les prières incantatoires (tesbih). Les confréries les plus répandues en Turquie sont le bektachisme, la nakshibendiyya, le mevlévisme et la kadiriyya.
Fethullah Gülen ne s'est jamais considéré comme un cheikh, il n’a pas de disciples. Bien au contraire, il s’inspire des savants musulmans comme Said-i Nursi, théologien kurde, qui pensent que l’ère des confréries est révolue.
3) Le Hizmet n’est pas une néo-confrérie
Une néo-confrérie est une redéfinition moderne de la confrérie classique. Les rites et les invocations ne seraient plus de rigueur, l'essentiel étant de s'ouvrir au monde extérieur. La question n'est plus d'approfondir la foi (ihsan) mais de la répandre.
Or, les citoyens turcs qui s'inspirent des idées de Fethullah Gülen sont dans une tout autre dimension. Leur focalisation ne porte pas sur la foi mais sur l'éducation et la compréhension mutuelle. La foi sert seulement de socle pour défendre les droits universels de tous, sans distinction d'origine, de religion ou de sexe.
Ils aspirent ainsi à un monde tolérant, à une sociabilité harmonieuse, à un dialogue des adeptes des différentes religions. Tout un réseau s'est formé autour de cet idéal, des organes de presse (Samanyolu TV, Zaman, Aksiyon, Cihan) aux associations humanitaires (Kimse Yok Mu?) en passant par les écoles et une organisation patronale (TUSKON).
4) Le Hizmet n’est pas une congrégation
Le Conseil d’État français avait énuméré, dans son rapport public de 2004, les indices qui définissent la congrégation : les membres doivent être inspirés par une foi religieuse, prononcer des vœux, mener une vie communautaire sous une même règle et le supérieur doit être investi de pouvoirs particuliers relevant de la hiérarchie propre à sa religion.
Or, l'islam sunnite rejette le clergé et le monarchisme. D’ailleurs, le but du Hizmet n’est pas de cloîtrer les personnes, à l’inverse, il les pousse à traverser les frontières pour se mettre au service de tous les êtres humains.
5) Alors comment définir le Hizmet ?
Un « objet social non identifié » ? Thierry Zarcone, dans son livre La Turquie moderne et l'islam, évoque une «décomposition du modèle confrérique» qui implique une discipline, le charisme d'un chef religieux et un modèle de société civile.
Justement, les sympathisants de Gülen se disent au « service » (hizmet) des autres. L'affiliation politique/idéologique ou le degré de piété ne sont pas en soi pertinents. Comme l’écrit Erkan Toguslu dans le livre Société civile, démocratie et islam : perspectives du mouvement Gülen, il s’agit d’ «un mouvement civil transnational d’inspiration religieuse». L’auteur note que «la clé de voûte de la réussite du mouvement se décrit à la fois comme pieuse et entrepreneuriale, patriote et transnationale, caractérisant ainsi le renouveau des valeurs musulmanes à l’ère de la globalisation».
En définitive, le «Hizmet» ne s'inscrit pas dans les catégories préexistantes. Il les transcende car protéiforme. C'est un mouvement sui generis. Il prône une éthique humaniste fondée sur les valeurs universelles et s'affiche contre l'intégrisme et l'obscurantisme. La foi musulmane originelle ne nuit ni ne profite. Conformément au proverbe africain qui nous apprend que « dans la forêt, quand les branches des arbres se querellent, les racines s’embrassent ».
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