Jalal al-Din Roumi
Il existe quelques personnalités importantes qui, du fait de leur voix et de leur souffle, de leur amour et de leur enthousiasme, de l’espérance qu’ils offrent à l’humanité, restent toujours neufs et vivants au long des siècles. À l’évidence, le temps ne parvient pas à rendre ces personnages obsolètes. Leurs pensées, leurs analyses, leurs explications et leurs messages spirituels, qui n’ont jamais été perdus, représentent toujours des solutions et des prescriptions novatrices et alternatives pour les problèmes sociaux d’aujourd’hui, dans leur grande variété et diversité
Roumi fait partie de ces personnalités. Malgré les siècles qui nous séparent de lui, Roumi continue à nous écouter et nous entendre, à partager nos sentiments, à offrir d’une voix inégalée des solutions à nos problèmes. Bien qu’il ait vécu il y a sept siècles, il reste parfaitement vivant au milieu de nous aujourd’hui. Il est un homme de lumière, qui reçoit sa lumière de l’esprit du Maître de l’humanité (le Prophète Mohammed, paix et bénédictions sur lui) et la distribue à peu près partout, de différentes façons. Il fut choisi pour être l’un des saints du monde et avoir un coeur pur, un des hommes bénis dont les paroles sont exceptionnelles pour les héros de l’amour et de la passion. Il a agi et continue à agir comme Israfil, soufflant la vie dans des esprits morts. Il continue à procurer la lumière à ceux qui voyagent sur leur chemin. Il a été et continue à être le parfait héritier du Prophète.
Jalal al-Din Roumi, homme de Dieu. Il se hâtait vers Dieu dans son propre voyage spirituel et il évoquait en outre d’innombrables voyages semblables, accomplis par d’autres et marqués par des efforts passionnés pour aller vers Dieu. Il fut un homme équilibré de l’extase, que l’amour et l’enthousiasme faisaient vivre. Il le fit au point d’inspirer à d’autres ces sentiments importants et il continue à le faire. Outre sa passion pour Dieu, parallèlement à sa connaissance de Lui et son amour pour Lui, Roumi est encore plus célèbre pour être un héros, en raison à la fois de son respect et de sa crainte de Dieu. Il fut et continue à être celui qui fait signe, celui dont la voix puissante invite chacun à la vérité et à la réalité bénie et ultime. Roumi était un maître complet, dont la joie était une conséquence directe de Sa joie, et dont l’amour et la passion venaient de Ses faveurs particulières à son intention. Sa vie fournit une preuve réelle de la Vérité. Tout en s’adressant efficacement aux gens de son époque, Roumi a acquis une influence encore plus grande par le fait que sa voix et son souffle, qui reflètent la voix et le souffle du Prophète Mohammed, que la paix et la bénédiction soient sur lui, continuent à être perçus des siècles plus tard. Il parlait d’une voix tellement captivante qu’il pouvait guider non seulement ses heureux contemporains mais aussi les gens de notre époque, à des siècles de distance de son existence physique. Dieu lui a conféré ce devoir important. Dans ce but, Dieu le dota de qualités intérieures et extérieures exemplaires afin qu’il puisse réussir dans cette entreprise. Son coeur était plein de la Lumière divine. En tant que telle, son essence est marquée par sa sagesse, qui brille comme une lumière se reflétant dans une pierre précieuse de grande valeur. Son moi le plus profond était enveloppé dans des mystères divins. Ses yeux intérieurs étaient illuminés de cette lumière particulière.
Sur cet horizon, Jalal al-Din Roumi représente l’Étoile polaire, le coeur du cercle de la guidance pour son époque. Il incarne les caractéristiques de la lampe de la sainteté, tirant sa lumière de celle de la vérité du Prophète. Beaucoup parmi les créatures bénies de Dieu sont instinctivement attirées vers la lumière. La lumière de Roumi a attiré des centaines de milliers de papillons spirituels, tirés vers la lumière. Il est un guide pour la quête de l’humanité d’une perfection des qualités humaines. Roumi est un exégète soigneux des vérités exposées dans la Coran. Interprète plein d’aisance de l’amour et de la ferveur pour le Prophète Mohammed, que la paix soit sur lui, Roumi savait user d’un langage mystérieux pour guider les autres vers l’amour pour Dieu. Ceux qui pénètrent dans sa sphère sont capables d’atteindre une sensation, ou un sentiment, fondamentaux dans la présence de Dieu.
Ceux qui interrogent le Coran en suivant ses indications subissaient des modifications (et continuent à en subir) comparables à celles que constataient les gens qui vivaient au temps du Prophète lui-même. Quand les versets du Coran étaient interprétés par les plus proches assistants de Roumi, tous les coeurs tiraient profit de l’illumination que sa sagesse procurait. C’était comme si tous les mystères célestes étaient exposés par sa récitation du fond du coeur de cette seule parole, celle de Dieu.
L’amour de Roumi pour Dieu était un amour enflammé, avec une attirance nostalgique et permanente pour les mystères de Dieu. Il vivait l’amour et la passion aussi bien dans son ascétisme solitaire que dans ses activités au sein de la communauté. C’est dans sa solitude qu’il acquit la plus grande ouverture à la plus véritable union avec Dieu, et c’est pendant sa séparation d’avec toute chose excepté Dieu que son coeur était incendié. Et alors qu’une telle sensation de brûlure se révélerait insupportable pour beaucoup, Roumi ne montra aucun signe de malaise. Au contraire, un tel feu était considéré comme une condition de la passion, et s’abstenir de se plaindre était vu comme une tradition de loyauté. Pour Roumi, ceux qui prétendent aimer Dieu doivent impérativement accompagner cette affirmation – « j’aime » – du sentiment d’une brûlure violente – qui est le prix à payer volontairement pour être proche de Dieu ou uni à Lui. On doit en outre s’engager à un comportement dans une large mesure ascétique – manger, boire et dormir modérément – et à une vigilance et une orientation vers Dieu constantes dans son discours, et on doit être prêt à faire l’expérience de la confusion quand on bénéficie des bontés de Dieu.
Roumi ne peut comprendre qu’un amoureux puisse dormir de façon immodérée, ce qui limite le temps à partager avec le Bienaimé. Pour lui, le sommeil excessif est une offense au Bien-aimé. Dieu apprenait à David : « Ô David, ceux qui se permettent de dormir au lieu de Me contempler et qui prétendent ensuite qu’ils sont amoureux, sont des menteurs. » De même Roumi affirmait : « Quand l’obscurité tombe, les amoureux deviennent passionnés. » Roumi le recommande en permanence, non seulement en paroles mais aussi en actes.
La citation suivante, extraite du Divan-i Kabir, ne représente que quelques gouttelettes dans l’océan de ses sentiments et de sa fièvre, explosant comme un volcan :
Je suis comme Majnun[1] dans mon pauvre coeur, qui n’a pas de membres, car je n’ai pas la force de m’opposer à l’amour de Dieu. Chaque jour et chaque nuit, je poursuis mes efforts pour me libérer des chaînes de l’amour, des chaînes qui me tiennent emprisonné. Quand le rêve du Bien-aimé commence, je me trouve en sang. Comme je ne suis pas complètement conscient, j’ai peur de Le peindre avec le sang de mon coeur. En fait, ô Bien-aimé, Tu dois demander aux fées ; elles savent à quel point j’ai brûlé toute la nuit. Tout le monde est allé dormir mais moi, qui suis le seul à T’avoir donné mon coeur, je ne sais pas dormir comme eux. Tout au long de la nuit, mes yeux regardent le ciel et comptent les étoiles. Son amour m’a tellement radicalement pris mon sommeil que je ne pense pas réellement qu’il puisse revenir.
Si l’on devait extraire l’esprit de l’anthologie des poèmes de Roumi – qui sont l’essence de l’amour, de la passion, de la présence divine et de l’enthousiasme – le résultat serait des larmes d’amour, de désir ardent et d’espoir. Au long de sa vie, Roumi a exprimé son amour, et il pensait qu’il était, pour cela, aimé en retour. C’est en fonction de cela qu’il parlait de son amour et de sa relation à Lui. Quand il le faisait, il n’était pas seul – il prenait avec lui de nombreuses saintes personnes qui constituaient son auditoire. Pour lui, offrir à d’autres personnes présentes dans son cercle de lumière, coupe après coupe, les boissons qui lui étaient offertes sur la table céleste, relevait d’une exigence de loyauté.
La citation suivante représente ainsi le chant ambigu qui se reflète dans ses voyages célestes :
Le Buraq[2] de l’amour a emporté mon mental autant que mon coeur, ne me demande pas où.
J’ai atteint un royaume tel qu’il n’y a ni lune, ni jour.
J’ai atteint un monde où le monde n’est plus le monde.
Le voyage spirituel de Roumi fut une ascension dans l’ombre de l’ascension du Prophète, décrite par Souleyman Chelebi – auteur du mevlid turc, récité pour commémorer la naissance du Prophète – en ces mots : « Il n’y a ni espace, ni terre, ni cieux. » Ce que son âme entendit et regarda fut un effet particulier de Sa courtoisie, que nul ne peut voir avec ses yeux, entendre avec ses oreilles ni comprendre avec son mental ou sa pensée. Tous ne peuvent pas accéder à de telles images. Roumi monta spirituellement et il vit, goûta et connut tout ce qui était à la portée d’un être mortel. Ceux qui ne voient pas ne peuvent pas savoir. Ceux qui ne goûtent pas ne peuvent pas sentir. Ceux qui sont capables de sentir de cette façon ne divulguent en général pas les secrets qu’ils ont atteints. Et ceux qui révèlent ces secrets découvrent qu’ils sont en général au dessus du niveau de compréhension de la plupart des gens. Comme l’a dit le célèbre poète turc Shaykh Ghalib, « la chandelle du Bien-aimé jette une lumière merveilleuse, et sa lumière ne convient pas à la lampe de verre du paradis ».
L’amour, la relation et la chaleur que Roumi exprimait à l’égard de la création sont une projection d’un amour divin profondément enraciné. Roumi, à la nature enivrée par la coupe de l’amour, englobait l’ensemble de la création dans une projection de cet amour. Il était engagé dans un dialogue avec toute créature, dont le résultat n’est pas autre chose que son profond amour pour Dieu et sa relation avec le Bien-aimé. Je pense que ces explications désordonnées et assez confuses sont loin de convenir pour décrire Roumi. Ce désordre est l’inévitable résultat de ma quête d’une relation avec lui. Une gouttelette ne peut décrire l’océan, et un atome ne peut décrire le soleil. Même ainsi, puisque sa lumière tombe une fois de plus sur cette terre, j’aimerais dire en quelques phrases quelques mots sur Jalal al-Din Roumi.
Roumi était né à Balkh en 1207, à une époque où toute l’Asie souffrait de problèmes sociaux, politiques et militaires. Son père, Mohammed Baha al-Din al-Siddiqi, appartenait à la dixième génération de descendants d’Abu Bakr al-Siddiq, le premier calife de l’islam. Selon Tahir al-Mevlevi, la mère de Roumi descendait également du Prophète. Il était le fruit béni d’un saint arbre généalogique. Appelé le Sultan al-ulama (le chef des savants), son père était un homme de vérité et un héritier du Prophète. Comme beaucoup d’amis de Dieu, il fut persécuté et finalement contraint à émigrer. Il quitta par conséquent la terre du Khawarzm où il était né et entreprit un long voyage vers diverses destinations. D’abord, lui et sa famille visitèrent la Terre sainte et les villes de La Mecque et Médine. De là, il se rendit à Damas où il resta quelque temps et rencontra beaucoup de personnes pieuses, comme Ibn al-‘Arabi, avec lesquelles il échangea des lumières spirituelles.
Accompagnant son père le jeune Roumi, âgé de six ou sept ans, participa à ces événements et à d’autres. Sa curiosité en éveil lui permit de les vivre avec une grande acuité. Dès ce jeune âge, le jeune Roumi comprit son environnement et put pénétrer le monde secret d’Ibn al-‘Arabi. À travers sa présence auprès d’Ibn al-‘Arabi, l’enfant reçut de l’attention et des faveurs. Malgré les circonstances difficiles qui marquaient leur émigration et les nombreux problèmes qui l’accompagnaient, le voyage de la famille procura à ses membres beaucoup de faveurs et d’inspiration. Comme Abraham, Moïse et le Prophète de l’islam, que les bénédictions de Dieu soient sur eux tous, Roumi sut en permanence trouver ces bienfaits et ces faveurs. Il accueillait ce que le destin lui apportait et devint le bénéficiaire de l’abondante générosité de Dieu.
Le voyage conduisit cette famille bénie jusqu’à la ville d’ Erzincan, puis jusqu’à Karaman. C’est à cette époque que, dans cette dernière ville, Roumi étudia pendant une brève période à la madrasa Halawiyye. En complément de cette école, il étudia les sciences islamiques dans différentes écoles religieuses à Damas et Alep. Après avoir obtenu son diplôme, il retourna à Konya, qu’il considérait comme sa ville natale et un endroit qu’il tenait en haute estime. C’est là qu’il épousa Gevher Khatun, la fille de Shams al-Din Samarqandi. Le père de Roumi, le Sultan al-Ulama, mourut peu après et retourna à Dieu. Sous la supervision de Burhan al-Din al-Tirmidhi, Roumi commença son long cheminement spirituel. Au bout de plusieurs années, à l’incitation de Rukn al-Din Zarqubi, Roumi rencontra Shams-i Tabrizi, qui se trouvait en visite à Konya. C’est grâce à cette rencontre avec Shams qu’il prolongea son voyage spirituel et finit par devenir cette personne aujourd’hui connue dans le monde entier pour sa profondeur spirituelle.
Ce qu’on vient de dire est en réalité une tentative d’ouvrir quelques petites fenêtres sur la vie d’une personnalité exceptionnelle de cette création, dont les aptitudes concernent le monde d’en haut. C’est aussi une tentative de présenter la vie d’un représentant éminent de l’esprit mohammedien (c’est-à-dire de la pratique de la sounna) montrant plusieurs instantanés d’un homme résolu à consacrer son existence à l’au-delà. Mon intention n’est pas de jeter le trouble sur le milieu dans lequel s’est déroulée la vie de telles personnalités remarquables et pures, par des débats et des questions qui n’aboutiront qu’à perturber et rendre obscur. Pourtant, il faut se demander si Roumi ouvrit l’horizon de Shams ou si Shams conduisit Roumi vers le monde de l’invisible. Qui amena qui à la réalité des réalités – le sommet de l’amour et de la joie ? Qui orienta qui vers Celui à qui s’adressent réellement nos supplications, le vrai Bienaimé ? Répondre à ces questions est hors de portée de la plupart des gens ordinaires. On peut au moins dire la chose suivante : durant cette période, deux esprits intelligents et pénétrants se sont rejoints, comme deux océans qui se mélangent l’un à l’autre. En partageant les faveurs et les dons divins de leur Seigneur, ils atteignirent l’un et l’autre des sommets que la plupart des gens seraient incapables d’atteindre facilement par eux-mêmes.
Grâce à cette coopération spirituelle, ils établirent leur camp sur les sommets de la connaissance, de l’amour, de la compassion et de la joie en Dieu. Autant ils ont illuminé les gens de leur époque, autant ils ont aussi influencé les gens des siècles suivants, et cet effet se fait toujours sentir aujourd’hui. Ils sont une source d’eau douce qui continue à désaltérer les assoiffés. Au long des siècles, on n’a cessé de se souvenir d’eux pour leur contribution magnifique à d’innombrables existences. Il importe ici de remarquer que Roumi fut informé par de nombreuses sources sur l’évolution des idées, en particulier par son père, le grand maître des savants. Au cours de son voyage, il semble avoir laissé derrière lui beaucoup de ses contemporains. Son amour et sa compassion s’écoulaient comme les eaux des océans du monde, à tel point que tout en continuant à vivre physiquement parmi les humains, il réussit à se rapprocher de plus en plus de Dieu. Il semble qu’il ne se soit jamais élevé audessus des autres sinon par ses écrits, à la fois au cours de sa vie et après être entré dans l’éternité. Il est une étoile qui guide et fait écho à la vie spirituelle du Prophète de l’islam, ce qui en fait une des rares personnes qui ont exercé une profonde influence à travers l’espace et le temps.
Roumi, le Maître, ne fut ni un élève, ni un derviche, ni un représentant, ni un maître tel qu’il est traditionnellement connu parmi les soufis. Il a développé une méthode nouvelle teintée de revivalisme et de raisonnement personnel et indépendant, prenant le Coran, la sounna et la piété islamique pour points de référence. Avec une voix et un souffle nouveaux, il a réussi à amener à une nouvelle table divine aussi bien les gens de sa génération que ceux des époques ultérieures. Quant à sa relation à Dieu, il fut un homme d’amour et de passion. Pour ceux qui se tournent vers lui pour l’amour de Dieu, il est un porteur compatissant de la coupe divine de l’amour de Dieu. Oui, comme les pluies de miséricorde se déversent des nuages du ciel, si l’on distillait les recueils de ses poèmes, l’amour de Dieu et l’amour de Son Messager en jailliraient en averses. Son Mesnevi, débordant de son esprit, livre en partie didactique et organisé sous forme de livre par son disciple Husam al-Din Chelebi, représente son traité le plus vaste et le plus monumental. Alors qu’il découle de son engagement dans les torrents d’un amour et d’une passion de haut niveau, il fut présenté sous forme de petites vagues afin que son essence soit comprise par un grand nombre de gens ne partageant pas les mêmes aptitudes. Son autre ouvrage, Divan-i Kabir, est à la fois informé par ce haut niveau d’amour et de passion, et présenté à ce niveau, et il représente donc mieux les aptitudes de Roumi.
Dans le Mesnevi, les sentiments et les pensées sont présentés d’une façon telle qu’ils ne sèment pas la confusion dans notre intelligence et dans un style tel qu’ils ne dépassent pas notre possibilité de compréhension. Quant au Divan-i Kabir, tout y est comme un volcan en éruption. La plupart n’en comprennent pas le sens. Un examen attentif montrera que ce grand livre de la pensée de Roumi explique des concepts comme baqa billah maallah (subsistance par Dieu avec Dieu) et fana fillah (annihilation en Dieu) dans le contexte d’une compréhension plus large du monde de l’invisible. Ceux qui sont capables de saisir la fièvre qui imprègne le Divan de Roumi se sentent eux-mêmes dans une confusion extrême, face à un déluge d’amour et d’extase comparable à une éruption volcanique. Dans ces poèmes du maître, qui ne sont pas facilement accessibles à la plupart des gens, les limites de la raison sont franchies, les significations des poèmes sont hissées plus haut que les normes de l’être humain, et la nature éternelle du monde invisible maintient dans l’ombre les couleurs et les formes de ce que chacun rencontre dans son monde physique.
Jalal al-Din Roumi fut nourri par le fruit de nombreuses sources d’idées, parmi lesquelles des séminaires religieux, des loges soufies et des ermitages soufis, associées à un ascétisme soufi rigoureux. Roumi parvint à la compréhension de la Réalité ultime. Il entretint le divin selon ses propres méthodes. Il finit par devenir une étoile centrale, l’Étoile polaire, dans le ciel qui abrite la sainteté. Il fut comme une lune brillante qui tourne autour de son propre axe. Il fut un héros qui atteignit les lieux qu’il devait atteindre et s’arrêta là où il devait s’arrêter. Il déchiffra soigneusement ce qu’il voyait et évalua correctement ce qu’il ressentait. Au cours de son voyage vers Dieu, il ne se livra ni ne participa à aucun comportement incorrect. Même quand il s’agissait de vastes quantités, il ne perdit jamais aucun des dons bienveillants qu’il reçut du monde de l’invisible, pas même le poids d’un atome. Comme beaucoup de ses prédécesseurs, il a exprimé ces bienfaits divins dans sa poésie d’une manière impressionnante. Il a souvent dit son amour et sa fièvre dans des mots qui paraissaient magiques et ressemblaient aux pierres précieuses les plus belles. Malgré l’imprécision de la poésie, il maîtrisait l’art d’expliquer ses affirmations ambiguës d’une façon qui révélait leur sens à ses amis, mais lui gardait son obscurité pour les étrangers.
Ces affirmations, qui étaient en même temps claires et ambiguës, sont la voix et le souffle de son propre horizon – il ne connaissait pas d’autres plumes ni les sources d’encre où elles se servaient. Bien qu’on puisse trouver quelques paroles ou oeuvres qui lui sont étrangères et faussement attribuées, l’anthologie de Roumi représente chaleureusement la musique de son propre coeur, une musique qui met tous ceux qui l’entendent sous son influence et son contrôle captivant.
Roumi possédait un tempérament très délicat, se révélant souvent plus compatissant qu’une mère pour son enfant. Bref, il fut une personnalité exceptionnelle, en particulier dans la façon dont il a projeté dans son époque l’esprit du Messager de Dieu. C’est ce qu’ont illustré le recueil de ses oeuvres, y compris le Mesnevi, le Divan-i Kabir, la collection de quelques lettres adressées à des relations familiales, et son comportement avec ses amis. Ceux qui en furent témoins furent très stimulés en voyant cet héritier du Prophète et disaient avec beaucoup d’humilité et de respect : C’est une grâce de Dieu, qu’Il donne à qui Il veut. (5 : 54)
Roumi était un homme d’une sincérité et d’une loyauté authentiques. Il vivait selon ce qu’il sentait dans son coeur, aussi longtemps que cela ne contredisait pas les enseignements et les lois de la religion. Alors qu’il faisait de sa foi le centre de sa vie, montrait aux autres comment vivre, soufflait dans le ney, et dansait comme un papillon, son coeur brûlait d’amour et de désir ardent. Il ne cessait de souffrir et de chanter comme le ney plaintif. Ceux qui ne souffraient pas ne pouvaient le comprendre. Ceux qui étaient vulgaires et grossiers ne pouvaient ressentir ce qu’il ressentait. Il disait : « Je veux un coeur déchiré, en morceaux, à cause de la peine de la séparation d’avec Dieu, afin que je puisse expliquer mon désir ardent et ma souffrance. » Disant cela, il cherchait des amis porteurs d’un même désir ardent et d’une même souffrance.
Au long de sa vie, Roumi rencontra et vécut de nombreuses difficultés. Pourtant, il n’agit jamais de façon dure ni n’essaya de réagir de façon blessante pour les autres. Tout en proclamant les bontés de Dieu, Roumi rugissait et ne craignait rien. Dans ses engagements personnels, il était toujours doux et humble, plein de bonne volonté et prêt à accueillir quiconque avec une immense compassion. Il n’y avait pas place en lui pour les mauvais penchants comme l’égoïsme, la prétention, l’arrogance ou l’agressivité, qui ne pouvaient même pas approcher de lui. Il était extrêmement respectueux de tous, en particulier de ceux avec lesquels il était le plus étroitement associé : il appelait son ami Shams-i Tabrizi, l’homme auquel il avait allumé sa chandelle, son « maître ». Il appelait son élève et représentant spirituel Salah al-Din Faridun « leader spirituel », « maître » et « sultan », et il parlait toujours de Husam al-Din Chelebi avec un grand respect. Son comportement envers les membres de sa famille était à l’image de celui du Prophète avec sa propre famille. La communauté de ses disciples était ouverte à tous – comme celle du Prophète – et il était proche même de ceux qui étaient le plus éloignés de lui, au point que ses pires ennemis étaient obligés, malgré eux, de se jeter dans son étreinte compatissante. Une fois entré dans ce cercle, personne ne le quittait jamais.
D’un côté, Roumi, le Maître, avait une relation personnelle intime avec le monde de l’invisible, mais d’un autre côté, en particulier pour ce qui concernait sa relation avec les gens, il ne mettait jamais en avant le sentiment qu’il était très différent – et cela tenait à sa sincérité et son humilité extrêmes. Il vivait parmi les gens en étant l’un d’entre eux. Il les écoutait, mangeait et buvait avec eux. Mais il ne dévoilait jamais les secrets entretenus entre lui et Dieu à ceux qui n’en auraient pas réellement apprécié la valeur. Étant un guide, il vivait de ce qu’il croyait et tentait toujours de trouver un moyen de pénétrer le coeur de ceux qui l’entouraient. Il appelait ces rassemblements les « entretiens sur le Bien-aimé », s’efforçant ainsi d’attirer l’attention sur Lui. Il disait « amour », « désir ardent », « extase » et « attirance » pour essayer de partager avec d’autres la fièvre bouillonnante et les sentiments qui habitaient son esprit. À quiconque passait dans sa sphère il montrait l’horizon de l’humanité réelle. Il ne permettait jamais que ses yeux s’arrêtent sur des possessions matérielles, mais il distribuait aux nécessiteux tout bien ou tout argent qui excédaient ses propres besoins. Quand la nourriture manquait dans sa maison, il disait : « Grâce à Dieu, aujourd’hui notre maison ressemble à celle du Prophète. » C’était par conséquent à travers la gratitude et la patience qu’il prenait son envol spirituel vers le monde de l’au-delà. Roumi n’acceptait ni la charité ni l’aumône et il évitait donc ainsi de se sentir redevable – il souffrait de la faim, vivait modestement et pourtant faisait en sorte que les autres ignorent cette situation. Il ne voulait pas nuire à son service de guidance vers Dieu en acceptant des dons ou des cadeaux.
En plus de sa vie ascétique, de sa chasteté, de la protection divine contre les péchés, de son autosuffisance et de sa vie pure orientée vers le monde de l’invisible, la connaissance que Roumi avait de Dieu, son amour pour Lui et son extrême désir de Lui ne cessèrent de l’exalter, comme une des lunes rayonnant dans le ciel de la sainteté. Son amour pour Dieu fut de ceux qui dépassent les limites normales de l’amour – c’était un amour transcendant. Il était totalement convaincu qu’il était aimé de Lui. Cette sécurité n’avait pas pour conséquence de lui faire perdre quelque chose – ni la crainte de Dieu, ni le respect pour Lui. Tel était pour Roumi l’horizon de la foi et de la responsabilité et il parlait de cet équilibre entre crainte et espoir comme d’une expression de la générosité divine. Nous pouvons à juste titre appeler ce sens de l’équilibre le « déclarant des dons du Sultan éternel. »
Dans son monde intérieur, les diverses cascades d’amour s’écoulaient de différents volumes et distances. Son rapprochement sincère du divin et sa fidélité furent récompensés de l’extase et des attirances divines. Il fut gratifié de la plus grande proximité avec Dieu et il but souvent à petites gorgées dans la coupe de l’amour divin, coupe après coupe, jusqu’à s’enivrer. Il voulait ne voir, ne connaître et ne sentir que Lui, ne parler que de Lui ; il voulait que tout son travail et ses propos ne soient liés qu’à Lui. Il était si sérieux, de ce point de vue, que si ses yeux se tournaient vers des étrangers même pour un bref instant, il s’asseyait et versait des larmes en abondance. Il désirait fortement vivre dans l’environnement spacieux de l’unité avec Lui. Il s’efforçait résolument d’être à la fois amant et aimé, et il passait chaque minute de sa vie dans une ivresse qui venait de chacune des deux attitudes.
Nombreux furent les amants qui ont ressenti ces joies spirituelles de la même façon que Roumi et l’ont précédé dans la vie et la mort. Pourtant la supériorité de Roumi se révèle dans sa façon tellement courageuse d’exprimer franchement ses sentiments et ses pensées dans son Divan-i Kabir. En fait, depuis l’époque du Prophète, au long des siècles qui ont suivi, de nombreux héros éminents ont vécu, auxquels le sens commun accorde une supériorité sur Roumi. La supériorité de Roumi réside pourtant dans un mérite spécifique, alors que les mérites de ces héros sont généraux. C’est pourquoi nous pouvons de ce point de vue considérer Roumi comme le leader dans ce domaine, le plus excellent parmi les excellents. Roumi est un guide exceptionnel pour conduire les gens vers le plus Splendide des splendides sur le chemin de l’amour.
C’est un rang éminent, celui de l’être humain capable d’aimer Dieu du tréfonds de son coeur et de toujours se souvenir de Lui, avec une passion et un amour profonds. S’il existe un rang supérieur à celui-là, c’est celui de la conscience que tout amour, tout désir ardent, toute extase et toute attirance, chez l’être humain, sont le résultat de Sa sollicitude et de Sa faveur attentionnée. Roumi respirait les beaux noms et attributs de Dieu chaque fois qu’il inhalait ou exhalait. Il était conscient de ce que sa nature était le résultat direct de la grâce et du don que Dieu lui avait accordés. Ceux dont l’horizon ne réussit pas à atteindre cet unique niveau sont incapables de le comprendre. Comme l’indique le poème anonyme suivant, il est indubitable que de même que les mots sont les coquilles accueillant les significations qu’ils contiennent, les capacités et les aptitudes des êtres humains ne sont que des facteurs et des conditions qui invitent à recevoir les dons divins :
Les oeuvres de Sa grâce se fondent sur l’aptitude des créatures.
De la pluie d’avril, le serpent fait du poison,
Alors que l’huître en fait une perle.
[1] Majnun est une figure légendaire de l’amour, qu’on trouve dans la littérature soufie.
[2] Buraq est le nom du cheval qui transporta le Prophète Mohammed, que la paix soit sur lui, pendant son ascension vers les cieux.
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