Introduction pour The Muslim World, Juillet 2005
Les spécialistes du Moyen-Orient et des études islamiques portent un intérêt grandissant pour la Turquie parce qu'elle est la seule nation musulmane faisant partie de l'OTAN et qu'elle est actuellement en train d'entamer les négociations pour devenir un membre à part entière de l'Union européenne, où elle pourra servir de pont entre les civilisations occidentale et islamique. L'islam constitue sans aucun doute l'un des éléments essentiels de la culture turque - environ 99% de la population turque est musulmane. Sujet de ce numéro spécial, Fethullah Gülen (1938-) est une personnalité islamique très influente de la Turquie actuelle. Son influence provient non seulement de sa figure religieuse charismatique, mais aussi de la multitude d'institutions éducatives et sociales qui ont été établies par ses nombreux admirateurs qui prennent ses avis et ses recommandations très au sérieux. La revue The Muslim World, en dédiant ce numéro spécial à une figure de proue comme Gülen et au mouvement civique d'inspiration religieuse qu'il a initié, contribuera largement à la compréhension des modernités islamiques turques.
Bien que Gülen soit une figure religieuse, ses intérêts et son travail ont dépassé le champ de la religion. Il est très compétent dans les sciences islamiques et connaît très bien la pensée occidentale. Gülen a lu aussi bien Hafiz que Goethe, Peyami Safa, célèbre romancier turc, que Dostoïevski. Ayant étudié les sciences islamiques dans sa jeunesse, il a un grand talent pour la mémorisation ainsi que pour la synthèse. Même aujourd'hui, à l'âge de 64 ans, il est capable de réciter tout le Coran par cœur. Il est également versé dans le domaine des hadiths - les paroles du Prophète. Nous n'exagérons pas en disant que Gülen a en mémoire plus de 10 000 hadiths dans leur version originale en arabe.
Fethullah Gülen a inspiré la formation d'un vaste mouvement civique à travers ses écrits et ses discours. Depuis la fin des années 1960, son mouvement s'est graduellement développé et répandu dans différents domaines de la vie sociale. Evitant toute politique partisane, le mouvement élabora un projet d'action positive pour combattre les fléaux de la société. Cela inclut l'établissement de centaines d'écoles modernes et de plusieurs universités à l'intérieur et à l'extérieur de la Turquie, un réseau de médias (comme la chaîne nationale de télévision STV, le magazine d'information hebdomadaire Aksiyon et le grand journal quotidien Zaman) et des organisations de commerce comme l'ISHAD. Influencé par des traditions soufies, les préceptes de tolérance de la culture turque du mouvement de Gülen ont été critiqués par les extrémistes de tous bords, aussi bien islamistes que laïcistes. La Fondation des Journalistes et des Ecrivains, dont Fethullah Gülen est le président honoraire, est la plus grande ONG de Turquie qui s'occupe efficacement d'établir un dialogue interreligieux et de trouver un terrain d'entente.
Les articles de ce numéro spécial s'étendent sur divers aspects de la personnalité et des efforts de Gülen à partir de différentes perspectives. En plus de cela, j'ai cru important de présenter les opinions de Gülen en ses propres termes à travers une interview, pour laquelle je le remercie sincèrement d'avoir répondu à mes questions sur divers sujets d'actualité.
Dans le premier article qui apparaît dans ce numéro spécial, Osman Bakar se concentre sur l'approche de Gülen du rapport entre la science et la religion, en examinant sa compréhension de la nature des vérités religieuses et scientifiques d'une manière comparative. Il affirme que dans le discours musulman actuel, il est rare de trouver parmi les théologiens des savants sérieux qui réfléchissent sur des sujets concernant la religion et la science, et estime que Gülen appartient à ce groupe restreint de théologiens engagés.
L'article de Lester Kurtz étudie le paradoxe de Gülen qui allie un engagement personnel à la fois dans les principes religieux islamiques et dans le pluralisme. Selon lui, Gülen a réussi à fusionner la théorie et la pratique. En se référant à certains fondements théologiques sur lesquels Gülen a établi ses idées de tolérance, Kurtz cite Gülen : « L'on ne peut pas être un musulman tant que l'on ne croit pas aux Prophètes pré-islamiques. »
L'article de Thomas Michel explore le lien entre le soufisme et la modernité dans les enseignements de Gülen. Il examine aussi comment Gülen a réussi à suivre les enseignements du soufisme sans venir à l'encontre des lois de l'Etat qui interdisent la tariqah (confrérie) de l'institution soufie. Michel parle de trois influences principales qui ont façonné la pensée de Gülen : l'islam sunnite orthodoxe, la tradition soufie Naqshbandi et le mouvement Nur. Une grande partie de cet article s'attache à l'approche de Gülen de la modernité et son influence sur la pensée turque actuelle.
Utilisant les œuvres de Norbert Elias comme un modèle pour sa discussion, Elizabeth Özdalga analyse la communauté Gülen à partir d'une perspective sociologique. Dès que les institutions publiques ne parviennent plus à intégrer les citoyens, un vide se crée qui est rempli par d'autres organisations et communautés. La communauté Gülen joue un rôle significatif à cet égard. Elle mentionne l'expérience de plusieurs femmes membres du mouvement Gülen et souligne avec insistance que la communauté Gülen n'est pas une tariqah, mais plutôt une communauté civique. Se référant au cadre analytique d'Elias, Özdalga examine les rapports entre les autorités turques et le mouvement Gülen.
Sidney Griffith et moi explorons l'idée de dialogue interreligieux de Gülen. Notre article tente de trouver les racines de l'approche de Gülen en se référant aux anciennes figures islamiques comme Jalaladdin ar-Roumi (décédé en 1273) et Ahmad Sirhindi (d. 1625). Cette étude montre que Basmala, le premier verset du premier chapitre coranique, constitue le point de départ de la vision du dialogue interreligieux de Gülen. En outre, l'article commente la rencontre de Gülen avec le Pape Jean Paul II et les réactions conséquentes de divers musulmans.
Enfin, l'article de Ihsan Yilmaz examine la transformation de l'islam dans l'histoire contemporaine de la Turquie, spécialement après l'établissement de l'Etat turc moderne. Dans ce contexte, il distingue l'islam civil, représenté par Gülen, de l'islam d'Etat, que Yilmaz appelle « l'islam de Lausanne ». Yilmaz signale aussi l'influence du discours de Gülen sur la sphère publique turque et compare le mouvement à certains partis politiques islamiques établis en Turquie.
J'espère que ce numéro spécial du The Muslim World offrira une meilleure compréhension de Fethullah Gülen et de ses efforts qui reçoivent de plus en plus l'attention des hauts milieux universitaires. Grâce à son charisme, son grand nombre d'admirateurs et son étonnante ouverture d'esprit, Gülen et son mouvement contribuent au développement de relations positives entre l'Islam et l'Occident.
The Muslim World, Numéro Spécial, Juillet 2005 - Vol. 95 Numéro 3 Pages 325-471
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