Selam ou la mise en scène de l’action du mouvement de Fethullah Gülen à l’étranger
« L’homme blanc peut-il être bon ? » se demande au début du film un enfant sénégalais face à l’indifférence des Occidentaux. C’est à cette question que le film Selam s’évertue de répondre au cours d’une démonstration implacable d’1h49 : « Oui, l’homme blanc peut être bon : cet homme est turc ».
Ce film présente les parcours parallèles de 3 enseignants turcs se rendant dans des régions difficiles du monde pour enseigner au sein d’écoles turques : l’un en Afghanistan, l’autre au Sénégal, le dernier en Bosnie-Herzégovine. Ils n’ont qu’un mot à la bouche, « fedakarlık », le sacrifice. Car ces jeunes gens sont de pieux musulmans et font partie de l’« Hizmet » (« le service » qui permet de désigner le mouvement fondé à la suite de Fethullah Gülen, penseur religieux très influent en Turquie et dans le monde).[1]
Ce qui est intéressant ici c’est que ces trois héros et les pays dans lesquels ils se trouvent sont interchangeables. Chacun se retrouve comme parachuté dans trois régions éloignées les unes des autres et pourtant ces pays semblent tous marqués par la misère, l’ignorance et l’intolérance. Les tenues vestimentaires, les salles de classes et l’enseignement au sein de ces écoles turques sont identiques (la première leçon consiste à apprendre la salutation musulmane, Selam, symbole de dialogue et de tolérance). Les trois enseignants traversent des épreuves mettant en scène les sacrifices faits pour « amener la lumière là où règne l’obscurité».[2]
Commence alors la mise en scène de l’action du mouvement de Fethullah Gülen dans le monde, où se retrouvent pêle-mêle références patriotiques, ce « memleket » turc tant aimé (symbolisé par la figure du militaire turc en Afghanistan), conservatisme social, et bons sentiments. Ici, l’humanitaire se nomme Kimse Yok mu ? (une ONG proche du mouvement Gülen), les enfants parlent turc dans les écoles et les conflits religieux sont résolus par le dévouement des enseignants. Les olympiades de langue turque constituent le couronnement de ce grand mouvement mondial où des enseignants et leurs élèves se rassemblent à Istanbul pour célébrer autour d’une chanson de türkü (Haberin var mı ?) l’avènement d’un nouveau village global labellisé « Gülen ».
Il convient de placer ce film dans le contexte actuel : les écoles turques du mouvement de Fethullah Gülen, aujourd’hui présentes dans plus de 130 pays, jouent un rôle prépondérant dans l’influence turque à l’étranger. Ainsi, le 17 mars 2013, le conseiller au ministère des affaires étrangères Naci Koru déclarait que les écoles turques étaient désormais l’acteur principal de la politique étrangère turque.[3]
On note donc la dimension performative de la représentation faite par le film de l’action turque à l’étranger. Le film met en scène une présence turque efficace (les enfants de ces écoles parlent tous le turc et rêvent d’aller en Turquie), appréciée (la partie sénégalaise du récit permet de mettre en œuvre une distinction entre l’action des « autres blancs » (les Occidentaux) qui « prennent tout et ne donnent rien » et celle des Turcs, mus par l’altruisme), et multi-facette. En effet, tous les acteurs de la présence du mouvement de Gülen à l’étranger sont mis en scène : la branche humanitaire avec l’action de l’ONG Kimse Yok mu ?, la branche éducative avec les écoles turques et la branche commerciale avec les hommes d’affaires de passage. Il est intéressant de noter l’absence de représentation des acteurs diplomatiques turcs. Ici, la transmission d’une « certaine idée » de la Turquie se fait par le bas, par les acteurs du mouvement Gülen dévoués au quotidien à la « cause » (dava en turc).
Le film, diffusé dans près de 280 salles turques et 6O salles européennes (notamment en Allemagne), a déjà attiré plus de deux millions de spectateurs, témoignant encore une fois de la forte capacité du mouvement Gülen à mobiliser ses sympathisants.[4] Par ailleurs, le producteur Sabri Koç a annoncé qu’il reverserait l’équivalent des recettes engrangées par le film Selam dans 140 salles de cinéma à l’ONG Kimse Yok mu afin de construire des puits dans plusieurs pays d’Afrique (Sénégal, Niger, Burkina Faso, Somalie, Cameroun, Soudan, Tchad, Pakistan).[5]
Cliquez ici pour voir la bande-annonce du film « Selam »
[1] En avril 2013, Fethullah Gülen est apparu dans la liste du Time rassemblant les 100 personnes les plus influentes au monde
[2] « Türk okullarına ‘Selam’ olsun », Zaman, 20 janvier 2013
[3] «Türk okulları, dış politikanın en önemli aktörü», Zaman, 17 mars 2013
[4] « Selam filmi, 7 haftada 2 milyon izleyiciyi geçti», Zaman, 20 mai 2013
[5] « Selam’ın gösterildiği 140 salonun geliri Afrika’ya akacak», Zaman, 11 avril 2013
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